C'etait au lendemain de la guerre. J'avais vendu
mon uniforme au dernier ? chand d'habits ? et
brflle la belle photo qui me représentait casque en
tête, appuyé sur le canon de mon fusil. Encha?nons!
pensai-je. Mon premier soin fut d'aller rendre visite
a mes éditeurs. Certes, ils me firent un accueil courtois, aimable, cordial même; mais je vis tout de
suite que je faisais figure d'importun au milieu des
jeunes auteurs qui s'étaient installés dans les bo?tes
du Faubourg et qui en étaient devenus les fournisseurs : "Morte, la chanson sentimentale, répétait-on autour de moi, d'un ton apitoyé et narquois!
La mode est aux chansons à danser, et l'on ne veut
plus que de la rigolade".
Vainement je laissai entendre que cette folie ne
pouvait durer, et qu'un jour viendrait o? le public,
las ,de rigoler, demanderait de nouveau qu'on lui
parle d'amour. Les violons étaient partis et le jazz
était roi ! Les éditeurs ne publiaient plus que des
musiques étrangères, et la critique, emboitant le
pas, parlait de rajeunissement des formules, découvrait le rythme, et s'extasiait devant les pires excentricités !
A mon tour, je me décidai a écrire sur des airs
plus ou moins nègres - le moyen de faire autre-
ment ! - et ce fut pour moi l'occasion d'apercevoir ;
qu'il était beaucoup plus facile d'adapter des paroles à des musiques hachées, contournées, biscor-
nues sur lesquelles la fantaisie du parolier pent se
donner libre cours, que de suivre fidèlement la ligne
délicate d'une pure mélodie.
Pendant ce temps, les strangers nous emprun-
taient nos succès d'avant-guerre, et les arrangeaient
au goût américain !
La chanson fran?aise était, décidément, bien malade... Pouvait-elle mourir ? Je résolus de lutter con-
tre le snobisme et la sottise en faisant appel au vrai
public et aux vrais artistes.
II.
Le Théâtre de la Chanson. - Les chansons du dessert.
Quand le vieux clown ne peut plus faire sa pirouette, quand l'acrobate a perdu sa force et sa souplesse, it se résigne à présenter les clowneries et les
acrobaties des autres...
J'admirais jadis, quand on me conduisait au cirque, le beau monsieur déjà vieux, mais si correct en
son bel habit a boutons d'or, qui, la chambrière en
mains, dirigeait le spectacle, gourmandait les clowns
et se montrait galant avec les ecuyères. J'ai su depuis que M. Loyal n'était qu'un partenaire discret,
un "faire-valoir", dont le rôle ingrat consistait a
mettre en valeur les exercices de ses camarades.
L'heure était venue pour moi d'être Monsieur
Loyal...
Avec I'aide de Georges Lorneg, directeur des
Belles Chansons de France, dont je savais les qualités d'administrateur, j'entrepris d'organiser, dans
une grande salle, un spectacle uniquement compose
de "tours de chant".
Le 24 février 1921, le théâtre de l'Eldorado, que
le directeur, M. Valles, avait obligeamment mis à
notre disposition, fut trop petit pour contenir les
amoureux de la. Chanson, accourus des quatre coins
de Paris. Le programme était formidable, comme
on dit aujourd'hui. Mais je ne m'étais pas contenté
d'accrocher des "tours de chant" a la queue leu
leu, comme ont coutume de le faire les organisateurs des matinées dites, de bienfaisance; j'avais pris
la peine de classer les chansons par genres, et de
présenter chacun d'eux dans un décor approprié.
C'est ainsi que dans le même spectacle, le public
put applaudir a l'Eldorado, les Chansons de music-
hall, de la " p'tit' femme" à la divette, avec Mlles
Gaby Nège, Liane Morelly, MM. Poulot, Resca, Lan-
glois, Fortugé, Mmes Suzanne Valroger et Mars-
Moncey; les Chansons des rues des Minstrel's; les
Chansons mimées, du mime Farina; les Chansons
d'hier (chansons d'Amiati, de Judic, d'Yvette Guilbert, de Marinier, interprétées par Mmes Fauvette,
Simone Judic, Lucile Jœl et M. Marjal); les Artistes
célèbres des concerts disparus : Louis Maurel, Mercadier, Mmes Mary-Hett, Anna Thibaud; les Chansons de salon, chantées par Germaine Grammacini,
M. Courtade, Mlles Nivette de l'Odéon et Rosalia
Lambrecht, du Trianon-Lyrique; les Chansons modernes, avec Louis Lynel, Mlle France Martis, les
compositeurs de Buxeuil, Gabaroche et Leo Daniderf; et enfin les Chansons à la manière de..., présentées par Mmes Yvonne Gabaroche, Sylva Briane
et M. Balder. Le spectacle se terminait par une
scène de cabaret jouée par les artistes du Perchoir,
parmi lesquels : Mlles Florelle, Yvonne Guillet, Davia, Missia, Suzy Pierson, MM. Ville, Lenoir, etc.
Une jolie préface de mon éminent confrère Gustave Fréjaville rappelait, sur les programmes, le but
que nous poursuivions et les moyens que nous voulions employer pour l'atteindre.
Le succès avait, des le premier jour, dépassé nos
espérances. Nous decidâmes de donner une autre
matinée au Théâtre des Variétés, le jour même o?
Comœdia présentait les chansons primées au concours organisé par ses soins. Une troisième séance
eut lieu au Kursaal, l'établissement voisin de la place
Clichy. L'expérience était concluante : Nous avions
prouvé que le populaire, comme le public élégant,
était resté fidèle à la Chanson.
ll eut suffi à ce moment qu'une aide intelligente
nous fût offerte, pour que la Chanson fran?aise luttât victorieusement contre l'invasion... Cette aide,
j'allai la solliciter du Conseil municipal.
J'ai plaisir à me souvenir de l'accueil charmant du
président de la quatrième commission, M. A. Deville,
qui s'employa avec la plus parfaite bonne grâce a
obtenir pour nous une subvention. Malheureusement, le Comité crut devoir exiger que les programmes de nos spectacles fussent soumis à son contrôle... Gustave Fréjaville l'avait laissé entendre
dans sa préface : nous avions de bonnes raisons de
craindre que les patronages officiels qui nous étaient
promis,"n'eussent pour résultat de couper les ailes
à toute fantaisie, d'embourgeoiser la chanson, d'imposer à cette Muse court-vêtue l'uniforme sévère et
le ton édifiant d'une échappée de 1'Armée du Salut".
Nous ne voulions pas "endimancher cette libre
bohémienne", nous refusâmes la subvention.
Je me rappelai que quelques années auparavant, Marcel Legay avait été prié de venir chanter a
l'Odéon, une chanson, la dernière qu'il écrivit, et
que j'avais faite en collaboration avec lui : les Cloches des Cathédrales. J'écrivis à Paul Abram, directeur de l'Odéon, pour lui rappeler que la chanson
était une des formes les plus charmantes de la poésie
et lui demander de réserver dans ses matinées poétiques, une petite place aux œuvres des chansonniers-
poètes. Spontanément, Paul Abram me répondit
qu'il ne voulait pas se dérober à mon appel, et me
chargea de trouver de modernes chansons de Pierrot, qui devaient trouver place dans le programme
du mercredi suivant, à côté des Deux Pierrots, d'Edmond Rostand, et de Pierrot postuhme, de Théophile Gautier. Des chansons de Paul Marinier, de
Pierre Mestro, d'Armory et de votre serviteur furent,
ce jour-là, chantées, et délicieusement, par les artistes du second Théâtre-Fran?ais.
C'est alors que l'idée me vint d'aller demander
l'appui de Comœdia, dont les bureaux étaient installés rue Saint-Georges, dans l'ancien hotel des
Annales politiques et littéraires. Pendant deux saisons, aidé par mon obligeant confrère Michel Michel,
j'ai donné, dans la jolie salle du journal, des spectacles réguliers devant un public élégant et délicat,
qui n'avait pas accoutume de frequenter les cafes-
concerts et qui decouvrait, etonne et ravi, les mille
beautes de la chanson populaire.
Je m'appliquais d'ailleurs a offrir a mes auditeurs des programmes aussi varies que possible, et
l'on put applaudir dans la meme soiree, L'Im-
promptu chez la marquise, La Chanson chez les Du
rand en 1880 et les Chansons a la mode chez la
moderne concierge. Des conferenciers, choisis parmi
les auteurs et les ecrivains les plus autorises, présentaient chaque partie, en une brève causerie, et
créaient ainsi l'atmosphère.
Citer les artistes qui passerent au Théâtre de la
Chanson serait nommer toutes les vedettes des music-halls, des cabarets et des théâtres d'opérette. On
y vit meme Mayol et Radiolo, "en chair et en os !".
Combien d'autres s'y firent entendre qui n'étaient
encore qu'à l'aube de leur carrière, et qui connurent
la, leurs premiers succès !
Un jour, la coquette salle du journal Comaedia
fut démolie pour faire place au moderne Théâtre
Saint-Georges. La Chanson dut chercher un autre
asile. Il fut question de lui ouvrir toutes grandes le
portes du Théâtre Marigny. Jacques Hébertot songea
aussi à nous venir en aide. Gemier lui-même, cedant
a ma prière, m'offrit un jour d'installer le Théâtre
de la Chanson au Trocadéro; mais on sait que la
Chanson réclame un cadre intime et qu'elle se
trouve perdue sur une grande scène, à moins qu'on
ne la présente avec ce luxe de décors et de costumes
qui, au music-hall, ne sert le plus souvent qu'a masquer la pauvreté des couplets. Le jeu était dangereux.
Il y a quelque temps, je croyais avoir enfin trouve
la scene idéale. Les directeurs d'un charmant petit
théâtre installe dans un luxueux salon de l'hôtel Claridge, m'avaient fait l'honneur de me charger de la
direction artistique de leur entreprise. Mon spectacle était prêt et je me réjouissais d'avoir composé le
plus beau programme qui se put concevoir, lorsque
mes directeurs, au mépris de l'engagement signé,
changèrent.brusquement d'avis. Une revue fut montée à grands frais. L'établissement ferma ses portes
quelques jours après... On n'appelait plus le Théâtre
Ponthieu que le Théâtre de la catastrophe !
Je résolus de faire un procès. Je le fis, et le gagnai !...
Cependant, j'avais compris qu'il me serait difficile de découvrir le directeur assez adroit et assez
artiste pour faire, en servant la chanson, une bonne
action en même temps qu'une bonne affaire. Je crus
plus simple et plus sage de chercher: une autre formule, et j'imaginai de ressusciter une aimable con-
turtle, en rernettant à la mode les diners chantants.
C'est au lendemain d'une conférence que je fis à
Montparnasse, dans le pittoresque décor de l'auberge Le Normandy, sous ce titre : Les Chansons du
dessert, que l'idée me vint de faire chanter, après
de joyeux repas, des chansonniers, des artistes et
aussi des amateurs, comme au bon vieux temps.
J'avais remplacé le directeur -par le restaurateur
et c'était tout profit pour le spectateur! On était
nourri !
Mon obligeant confrère, Pierre Davesnes annonca
l'évènement dans un important article, en première
page de l'Ami du Peuple. Le programme était résumé dans de faciles couplets que je chantais a
I'heure du café en pliant- ma serviette.
Air : Ma Normandie.
Si votre femme vous ennuie,
Si I' torchon brûle à la maison,
Pourquoi dans la neurasthénie,
Laisser sombrer votre raison ?
Au lieu d'en faire rnaladie,
- C'est très mauvais pour la santé !-
Venez diner au "Normandi-e",
Vous y trouv'rez le rire et la gaité!
L'idee, sans doute, était heureuse, puisque Mme
Yvette Guilbert, qui est femme d'esprit, n'hésita_pas
à me l'emprunter en organisant à son tour des déjeuners chantants autour desquels la presse crut devoir faire quelque tapage... Mais pourquoi m'en
fâcher?
Grâce à la publicité obtenue par l'adroite artiste,
un important mouvement en faveur de la chanson se
dessina aussitôt. Plusieurs restaurateurs songerent
A faire appel aux chansonniers et aux interprètes,
pour égayer leurs repas. Nous chant?mes au Gipsy's
du Quartier Latin, et les directeurs de la Coupole,
le plus grand etablissement de Montparnasse, me
ehargerent d'organiser des diners qui, pendant plu-
sieurs mois, r?unirent autour des tables fleuries de
leur pergola, les Parisiens gourmands de bonne
ch?re et de bonne chanson.
Faire chanter des chansons francaises au cœur
même de Montparnasse cosmopolite, cela semblait
une gageure. Nous l'avons tenue ! Des cabarets
montparnois, voire de vrais cafes-concerts, se sont
depuis ouverts autour de la Coupole. Nul ne s'en
rejouit plus que moi. Mais, que l'on y prenne garde,
Montparnasse ne pourra se flatter d'avoir remplace
Montmartre que lorsqu'iI aura, lui aussi, ses chan-
sonniers et ses chansons.
En attendant, une foule en folie se rue, chaque
nuit, dans ses bastingues, se. saoule dans ses bars,
se traine dans ses dancings, et ces cris, ces chants,
ces rires, tout pres des murs du calme cimetiere, ont
quelque chose de tragique et d'hallucinant.
C'est là que l'on mène la ronde
Et des désirs et des me pris,
La que s'etale, abjecte, immonde,
La debauche du grand Paris!
A qui voudra, comme une fille,
Manon, cc soir, viendra s'of frir.
Et sous le fard qui la maquille,
On ne la verra pas pâlir...
Montparnasse ! Montparnasse !
Que caches-tu sous ta grimace ?
Quels desespoirs ?
Quelles douleurs ?
Qui sait a quels lointains bonheurs,
Rêve sous l'or de ton palace,
Cette femme aux grands yeux songeurs
Qu'un danseur insolent enlace?
Montparnasse ! Montparnasse !
Tout près, dans le grand cimetière,
Est entré le premier cercueil...
Après la dernière prière,
S'eloignent des meres en deuil...
Et, se hdtant vers sa demeure,
Le fêtard qui passe ivre et las,
Croit entendre une voix qui pleure,
Et frissonnant, presse le pas...
Montparnasse ! Montparnasse !
Que caches-tu sous ta grimace ?
Quels cauchemars... et quels remords ?
Qui sait si, hurlant aux accords
Des jazz, sous l'or de ton palace,
Ne vont pas se dresser les morts
Dont tu réveilles la carcasse?
Montparnasse ! Montparnasse !
III. Du Boul' Miche a Montparnasse. - Le Caméléon.
On avait pu croire, au lendemain de la guerre, que
Montparnasse, ce faubourg du Quartier Latin, allait,
en Iui enlevant ses artistes et ses petites femmes,
detruire ce qui fait son charme et son pittoresque...
Piusieurs groupes d'écrivains avaient, en effet, élu
domicile aux environs de la Rotonde, et le Petit
Napolitain, of F.-A. Cazals reunissait quelques amis
rescapés du Procope et nouveaux venus, était une
sorte de succursale de la Closerie des Lilas. Mais
c'est au Caméléon, le bizarre établissement fondé
par Alexandre Mercereau, que devaient bientôt accourir tous les lettrés et tous les snobs.
On écrira peut-être un jour l'histoire de cette
autre Bodinière logée au rez-de-chauss?e d'un hotel
borgne, dans I'arriere-boutique d'un vieux bistro
dont le zinc, mangé par l'alcool, servait a la fois de
bar et de contrôle.
Rien n'était plus curieux, certains soirs, que Ia
foule des femmes élégantes et des hommes en smoking, se pressant dans l'échoppe sordide de ce marchand de vin, qui ne vit
pas, l'imbécile ! quel profit
il pouvait tirer d'un pareil
succès.
Les comédiens les plus célèbres, les chanteurs les
plus réputés ont passé sur
les tréteaux du Caméleon et les conférenciers les plus
écoutés ont traité les sujets
les plus divers, dans ce bistro-club dont Mercereau rêvait de faire une véritable
Université.
Charles Fedgal m'a fait
l'honneur d'y présenter mon œuvre poétique, et j'y
ai parlé, moi-même, des poètes de la chanson, dans
une conférence que présidait Fernand Nozière.
J'ai tenu à rappeler, en passant, le magnifique
effort que fit, au Caméléon, avec tant de courage et
de désinteressement, le poète et philosophe Alexandre Mercereau. Hélas ! nous vivons en un temps o?
les boxeurs sont plus applaudis que les philosophes
et les poètes. Là o? furent dits les plus beaux vers
et chantées les plus exquises mélodies, s'élève, au-
jourd'hui, un immense caravanserail d'une laideur
bien moderne o? les sports et les arts essayent de
faire bon ménage. Mais on a oublié - on ne saurait
penser à tout! - d'y réserver une petite place à la
chanson.