Lorsque tout est Fini...

Georges Millandy

Souvenirs d'un chansonnier du Quartier Latin.

PARIS

ALBERT MESSEIN, EDITEUR

19, Quai Saint-Michel, 19 1933

Préface de GUSTAVE FRÉJAVILLE

 

TABLE DES MATIERES

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PRÉFACE

MÉMOIRES D'UN PARESSEUX


MÉMOIRES D'UNTOURLOUROU.


MÉMOIRES D'UN DU BOUL' MICHE

 

MÉMOIRES D'UN CABOTIN

 

MÉMOIRES D'UN DU CAF'CONC'

 

MÉMOIRES D'UN MALCHANCEUX

 

MÉMOIRES D'UN R. A. T.

 

MÉMOIRES D'UN "FAIRE-VALOIR"

 

LE QUARTIER LATIN HIER ET AUJOURD'HUI.

 

Lorsque tout est fini...

 

 

MÉMOIRES D'UN "FAIRE-VALOIR"

 

I.
Sous le signe du jazz.

 

C'etait au lendemain de la guerre. J'avais vendu mon uniforme au dernier ? chand d'habits ? et brflle la belle photo qui me représentait casque en tête, appuyé sur le canon de mon fusil. Encha?nons! pensai-je. Mon premier soin fut d'aller rendre visite a mes éditeurs. Certes, ils me firent un accueil courtois, aimable, cordial même; mais je vis tout de suite que je faisais figure d'importun au milieu des jeunes auteurs qui s'étaient installés dans les bo?tes du Faubourg et qui en étaient devenus les fournisseurs : "Morte, la chanson sentimentale, répétait-on autour de moi, d'un ton apitoyé et narquois! La mode est aux chansons à danser, et l'on ne veut plus que de la rigolade".
Vainement je laissai entendre que cette folie ne pouvait durer, et qu'un jour viendrait o? le public, las ,de rigoler, demanderait de nouveau qu'on lui parle d'amour. Les violons étaient partis et le jazz était roi ! Les éditeurs ne publiaient plus que des musiques étrangères, et la critique, emboitant le pas, parlait de rajeunissement des formules, découvrait le rythme, et s'extasiait devant les pires excentricités !
A mon tour, je me décidai a écrire sur des airs plus ou moins nègres - le moyen de faire autre- ment ! - et ce fut pour moi l'occasion d'apercevoir ; qu'il était beaucoup plus facile d'adapter des paroles à des musiques hachées, contournées, biscor- nues sur lesquelles la fantaisie du parolier pent se donner libre cours, que de suivre fidèlement la ligne délicate d'une pure mélodie.
Pendant ce temps, les strangers nous emprun- taient nos succès d'avant-guerre, et les arrangeaient au goût américain !
La chanson fran?aise était, décidément, bien malade... Pouvait-elle mourir ? Je résolus de lutter con- tre le snobisme et la sottise en faisant appel au vrai public et aux vrais artistes.

II.
Le Théâtre de la Chanson. - Les chansons du dessert.

Quand le vieux clown ne peut plus faire sa pirouette, quand l'acrobate a perdu sa force et sa souplesse, it se résigne à présenter les clowneries et les acrobaties des autres...
J'admirais jadis, quand on me conduisait au cirque, le beau monsieur déjà vieux, mais si correct en son bel habit a boutons d'or, qui, la chambrière en mains, dirigeait le spectacle, gourmandait les clowns et se montrait galant avec les ecuyères. J'ai su depuis que M. Loyal n'était qu'un partenaire discret, un "faire-valoir", dont le rôle ingrat consistait a mettre en valeur les exercices de ses camarades.
L'heure était venue pour moi d'être Monsieur Loyal...

Avec I'aide de Georges Lorneg, directeur des Belles Chansons de France, dont je savais les qualités d'administrateur, j'entrepris d'organiser, dans une grande salle, un spectacle uniquement compose de "tours de chant". Le 24 février 1921, le théâtre de l'Eldorado, que le directeur, M. Valles, avait obligeamment mis à notre disposition, fut trop petit pour contenir les amoureux de la. Chanson, accourus des quatre coins de Paris. Le programme était formidable, comme on dit aujourd'hui. Mais je ne m'étais pas contenté d'accrocher des "tours de chant" a la queue leu leu, comme ont coutume de le faire les organisateurs des matinées dites, de bienfaisance; j'avais pris la peine de classer les chansons par genres, et de présenter chacun d'eux dans un décor approprié.

C'est ainsi que dans le même spectacle, le public put applaudir a l'Eldorado, les Chansons de music- hall, de la " p'tit' femme" à la divette, avec Mlles Gaby Nège, Liane Morelly, MM. Poulot, Resca, Lan- glois, Fortugé, Mmes Suzanne Valroger et Mars- Moncey; les Chansons des rues des Minstrel's; les Chansons mimées, du mime Farina; les Chansons d'hier (chansons d'Amiati, de Judic, d'Yvette Guilbert, de Marinier, interprétées par Mmes Fauvette, Simone Judic, Lucile Jœl et M. Marjal); les Artistes célèbres des concerts disparus : Louis Maurel, Mercadier, Mmes Mary-Hett, Anna Thibaud; les Chansons de salon, chantées par Germaine Grammacini, M. Courtade, Mlles Nivette de l'Odéon et Rosalia Lambrecht, du Trianon-Lyrique; les Chansons modernes, avec Louis Lynel, Mlle France Martis, les compositeurs de Buxeuil, Gabaroche et Leo Daniderf; et enfin les Chansons à la manière de..., présentées par Mmes Yvonne Gabaroche, Sylva Briane et M. Balder. Le spectacle se terminait par une scène de cabaret jouée par les artistes du Perchoir, parmi lesquels : Mlles Florelle, Yvonne Guillet, Davia, Missia, Suzy Pierson, MM. Ville, Lenoir, etc.
Une jolie préface de mon éminent confrère Gustave Fréjaville rappelait, sur les programmes, le but que nous poursuivions et les moyens que nous voulions employer pour l'atteindre.

Le succès avait, des le premier jour, dépassé nos espérances. Nous decidâmes de donner une autre matinée au Théâtre des Variétés, le jour même o? Comœdia présentait les chansons primées au concours organisé par ses soins. Une troisième séance eut lieu au Kursaal, l'établissement voisin de la place Clichy. L'expérience était concluante : Nous avions prouvé que le populaire, comme le public élégant, était resté fidèle à la Chanson. ll eut suffi à ce moment qu'une aide intelligente nous fût offerte, pour que la Chanson fran?aise luttât victorieusement contre l'invasion... Cette aide, j'allai la solliciter du Conseil municipal. J'ai plaisir à me souvenir de l'accueil charmant du président de la quatrième commission, M. A. Deville, qui s'employa avec la plus parfaite bonne grâce a obtenir pour nous une subvention. Malheureusement, le Comité crut devoir exiger que les programmes de nos spectacles fussent soumis à son contrôle... Gustave Fréjaville l'avait laissé entendre dans sa préface : nous avions de bonnes raisons de craindre que les patronages officiels qui nous étaient promis,"n'eussent pour résultat de couper les ailes à toute fantaisie, d'embourgeoiser la chanson, d'imposer à cette Muse court-vêtue l'uniforme sévère et le ton édifiant d'une échappée de 1'Armée du Salut". Nous ne voulions pas "endimancher cette libre bohémienne", nous refusâmes la subvention. Je me rappelai que quelques années auparavant, Marcel Legay avait été prié de venir chanter a l'Odéon, une chanson, la dernière qu'il écrivit, et que j'avais faite en collaboration avec lui : les Cloches des Cathédrales. J'écrivis à Paul Abram, directeur de l'Odéon, pour lui rappeler que la chanson était une des formes les plus charmantes de la poésie et lui demander de réserver dans ses matinées poétiques, une petite place aux œuvres des chansonniers- poètes. Spontanément, Paul Abram me répondit qu'il ne voulait pas se dérober à mon appel, et me chargea de trouver de modernes chansons de Pierrot, qui devaient trouver place dans le programme du mercredi suivant, à côté des Deux Pierrots, d'Edmond Rostand, et de Pierrot postuhme, de Théophile Gautier. Des chansons de Paul Marinier, de Pierre Mestro, d'Armory et de votre serviteur furent, ce jour-là, chantées, et délicieusement, par les artistes du second Théâtre-Fran?ais.

C'est alors que l'idée me vint d'aller demander l'appui de Comœdia, dont les bureaux étaient installés rue Saint-Georges, dans l'ancien hotel des Annales politiques et littéraires. Pendant deux saisons, aidé par mon obligeant confrère Michel Michel, j'ai donné, dans la jolie salle du journal, des spectacles réguliers devant un public élégant et délicat, qui n'avait pas accoutume de frequenter les cafes- concerts et qui decouvrait, etonne et ravi, les mille beautes de la chanson populaire.

Je m'appliquais d'ailleurs a offrir a mes auditeurs des programmes aussi varies que possible, et l'on put applaudir dans la meme soiree, L'Im- promptu chez la marquise, La Chanson chez les Du rand en 1880 et les Chansons a la mode chez la moderne concierge. Des conferenciers, choisis parmi les auteurs et les ecrivains les plus autorises, présentaient chaque partie, en une brève causerie, et créaient ainsi l'atmosphère.

Citer les artistes qui passerent au Théâtre de la Chanson serait nommer toutes les vedettes des music-halls, des cabarets et des théâtres d'opérette. On y vit meme Mayol et Radiolo, "en chair et en os !". Combien d'autres s'y firent entendre qui n'étaient encore qu'à l'aube de leur carrière, et qui connurent la, leurs premiers succès !

Un jour, la coquette salle du journal Comaedia fut démolie pour faire place au moderne Théâtre Saint-Georges. La Chanson dut chercher un autre asile. Il fut question de lui ouvrir toutes grandes le portes du Théâtre Marigny. Jacques Hébertot songea aussi à nous venir en aide. Gemier lui-même, cedant a ma prière, m'offrit un jour d'installer le Théâtre de la Chanson au Trocadéro; mais on sait que la Chanson réclame un cadre intime et qu'elle se trouve perdue sur une grande scène, à moins qu'on ne la présente avec ce luxe de décors et de costumes qui, au music-hall, ne sert le plus souvent qu'a masquer la pauvreté des couplets. Le jeu était dangereux.

Il y a quelque temps, je croyais avoir enfin trouve la scene idéale. Les directeurs d'un charmant petit théâtre installe dans un luxueux salon de l'hôtel Claridge, m'avaient fait l'honneur de me charger de la direction artistique de leur entreprise. Mon spectacle était prêt et je me réjouissais d'avoir composé le plus beau programme qui se put concevoir, lorsque mes directeurs, au mépris de l'engagement signé, changèrent.brusquement d'avis. Une revue fut montée à grands frais. L'établissement ferma ses portes quelques jours après... On n'appelait plus le Théâtre Ponthieu que le Théâtre de la catastrophe ! Je résolus de faire un procès. Je le fis, et le gagnai !...

Cependant, j'avais compris qu'il me serait difficile de découvrir le directeur assez adroit et assez artiste pour faire, en servant la chanson, une bonne action en même temps qu'une bonne affaire. Je crus plus simple et plus sage de chercher: une autre formule, et j'imaginai de ressusciter une aimable con- turtle, en rernettant à la mode les diners chantants.

C'est au lendemain d'une conférence que je fis à Montparnasse, dans le pittoresque décor de l'auberge Le Normandy, sous ce titre : Les Chansons du dessert, que l'idée me vint de faire chanter, après de joyeux repas, des chansonniers, des artistes et aussi des amateurs, comme au bon vieux temps. J'avais remplacé le directeur -par le restaurateur et c'était tout profit pour le spectateur! On était nourri !

Mon obligeant confrère, Pierre Davesnes annonca l'évènement dans un important article, en première page de l'Ami du Peuple. Le programme était résumé dans de faciles couplets que je chantais a I'heure du café en pliant- ma serviette.

Air : Ma Normandie.

Si votre femme vous ennuie,
Si I' torchon brûle à la maison,
Pourquoi dans la neurasthénie,
Laisser sombrer votre raison ?
Au lieu d'en faire rnaladie,
- C'est très mauvais pour la santé !-
Venez diner au "Normandi-e",
Vous y trouv'rez le rire et la gaité!

L'idee, sans doute, était heureuse, puisque Mme Yvette Guilbert, qui est femme d'esprit, n'hésita_pas à me l'emprunter en organisant à son tour des déjeuners chantants autour desquels la presse crut devoir faire quelque tapage... Mais pourquoi m'en fâcher?

Grâce à la publicité obtenue par l'adroite artiste, un important mouvement en faveur de la chanson se dessina aussitôt. Plusieurs restaurateurs songerent A faire appel aux chansonniers et aux interprètes, pour égayer leurs repas. Nous chant?mes au Gipsy's du Quartier Latin, et les directeurs de la Coupole, le plus grand etablissement de Montparnasse, me ehargerent d'organiser des diners qui, pendant plu- sieurs mois, r?unirent autour des tables fleuries de leur pergola, les Parisiens gourmands de bonne ch?re et de bonne chanson.

Faire chanter des chansons francaises au cœur même de Montparnasse cosmopolite, cela semblait une gageure. Nous l'avons tenue ! Des cabarets montparnois, voire de vrais cafes-concerts, se sont depuis ouverts autour de la Coupole. Nul ne s'en rejouit plus que moi. Mais, que l'on y prenne garde, Montparnasse ne pourra se flatter d'avoir remplace Montmartre que lorsqu'iI aura, lui aussi, ses chan- sonniers et ses chansons.

En attendant, une foule en folie se rue, chaque nuit, dans ses bastingues, se. saoule dans ses bars, se traine dans ses dancings, et ces cris, ces chants, ces rires, tout pres des murs du calme cimetiere, ont quelque chose de tragique et d'hallucinant.

C'est là que l'on mène la ronde
Et des désirs et des me pris,
La que s'etale, abjecte, immonde,
La debauche du grand Paris!
A qui voudra, comme une fille,
Manon, cc soir, viendra s'of frir.
Et sous le fard qui la maquille,
On ne la verra pas pâlir...

Montparnasse ! Montparnasse !
Que caches-tu sous ta grimace ?
Quels desespoirs ?
Quelles douleurs ?
Qui sait a quels lointains bonheurs,
Rêve sous l'or de ton palace,
Cette femme aux grands yeux songeurs
Qu'un danseur insolent enlace?
Montparnasse ! Montparnasse !

Tout près, dans le grand cimetière,
Est entré le premier cercueil...
Après la dernière prière,
S'eloignent des meres en deuil...
Et, se hdtant vers sa demeure,
Le fêtard qui passe ivre et las,
Croit entendre une voix qui pleure,
Et frissonnant, presse le pas...

Montparnasse ! Montparnasse !
Que caches-tu sous ta grimace ?
Quels cauchemars... et quels remords ?
Qui sait si, hurlant aux accords
Des jazz, sous l'or de ton palace,
Ne vont pas se dresser les morts
Dont tu réveilles la carcasse?
Montparnasse ! Montparnasse !

III.
Du Boul' Miche a Montparnasse. - Le Caméléon.

 

On avait pu croire, au lendemain de la guerre, que Montparnasse, ce faubourg du Quartier Latin, allait, en Iui enlevant ses artistes et ses petites femmes, detruire ce qui fait son charme et son pittoresque... Piusieurs groupes d'écrivains avaient, en effet, élu domicile aux environs de la Rotonde, et le Petit Napolitain, of F.-A. Cazals reunissait quelques amis rescapés du Procope et nouveaux venus, était une sorte de succursale de la Closerie des Lilas. Mais c'est au Caméléon, le bizarre établissement fondé par Alexandre Mercereau, que devaient bientôt accourir tous les lettrés et tous les snobs.

On écrira peut-être un jour l'histoire de cette autre Bodinière logée au rez-de-chauss?e d'un hotel borgne, dans I'arriere-boutique d'un vieux bistro dont le zinc, mangé par l'alcool, servait a la fois de bar et de contrôle. Rien n'était plus curieux, certains soirs, que Ia foule des femmes élégantes et des hommes en smoking, se pressant dans l'échoppe sordide de ce marchand de vin, qui ne vit pas, l'imbécile ! quel profit il pouvait tirer d'un pareil succès.

Les comédiens les plus célèbres, les chanteurs les plus réputés ont passé sur les tréteaux du Caméleon et les conférenciers les plus écoutés ont traité les sujets les plus divers, dans ce bistro-club dont Mercereau rêvait de faire une véritable Université. Charles Fedgal m'a fait l'honneur d'y présenter mon œuvre poétique, et j'y ai parlé, moi-même, des poètes de la chanson, dans une conférence que présidait Fernand Nozière. J'ai tenu à rappeler, en passant, le magnifique effort que fit, au Caméléon, avec tant de courage et de désinteressement, le poète et philosophe Alexandre Mercereau. Hélas ! nous vivons en un temps o? les boxeurs sont plus applaudis que les philosophes et les poètes. Là o? furent dits les plus beaux vers et chantées les plus exquises mélodies, s'élève, au- jourd'hui, un immense caravanserail d'une laideur bien moderne o? les sports et les arts essayent de faire bon ménage. Mais on a oublié - on ne saurait penser à tout! - d'y réserver une petite place à la chanson.

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